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Fanfiction & Reader-insert
Le porno dont vous êtes l'héroïne

Une enquête par Phobos

A noter : cet article aborde des sujets liés à la sexualité (incluant de très courts extraits de textes érotiques) mais aussi aux violences sexistes et sexuelles, au racisme et LGBT-phobies. 

Il est 22h50, et après une longue journée de travail, je me glisse sous ma couette, prête à rejoindre le pays des rêves.

Mais avant ça, je décide de m’octroyer un peu de rêverie - bien éveillée celle-ci. Je prends mon smartphone, lance l’appli Tumblr et commence à scroller la page d’accueil à la recherche de la petite histoire qui saura m’aider à m’endormir sereinement. Entre deux gifs de séries, je crois que j’ai trouvé.
“Daredevil x Reader, soft smut, hurt/comfort. You’ve been injured and Daredevil is taking care of you…” 

Parfait. Pile ce qu’il me fallait. J’ai besoin d’un peu de réconfort après ma journée de taff bien stressante. Daredevil est l’un de mes personnages préférés (vous savez le héros beau gosse dans la série Marvel sur Netflix), et le hurt/comfort c’est mon trope favori. Si en plus y’a du sexe tout mignon, c’est nickel. D’un effleurement du pouce sur mon écran, je sélectionne le post et commence à lire.

Cette petite routine se répète dans bien des chambres à coucher un peu partout dans le monde.

 

Mais aussi au petit-dej devant son café, à la pause plus ou moins autorisée prise sur son lieu de travail, au milieu de ce cours chiant à la fac, dans une salle d’attente bondée, ou encore pendant les quelques minutes de répit accordées par la sieste de ses enfants. Les fanfictions se lisent partout, généralement dans les interstices de nos vies bien remplies, pour briser l’ennui, pour s’évader, pour rêver et s’imaginer dans les bras de nos personnages préférés le temps de quelques lignes. 

 

Je fais partie de ces lectrices de fanfictions, et depuis quelques années, de ce genre spécifique qu’est le “reader-insert”, c’est à dire des histoires mettant en scène un personnage fictif et … vous-même. Oui, vous, la personne en train de lire ces lignes. Et quand en plus ce sont des histoires impliquant des scènes de sexe, alors elles deviennent une forme de divertissement quelque part entre les romans Harlequin, le jeu de rôle et les vidéos Pornhub. Elles se ré-approprient les codes du film porno comme du roman à l’eau de rose pour mieux les détourner et les remodeler selon les goûts de notre époque. Et surtout elles révèlent à qui veut bien lire entre les lignes quels sont les désirs sexuels - mais pas que - de cette génération de femmes et de queers qui a grandi avec internet.

Bienvenue dans le monde de la pornographie dont vous êtes l’héroïne.

Ancienne édition

A noter : Cet article fait le choix d’utiliser la règle grammaticale du “féminin l’emporte” quand il s’agit de parler d’un groupe de personnes dont la majorité est constituée de femmes, comme ici les autrices et lectrices.

Lexique

Fanfictions :

Histoires écrites par des fans, pour des fans, comprenant des éléments provenant d’une œuvre déjà établie, comme une série télé, un film, un livre, un jeu vidéo. Les fanfictions permettent de compléter, prolonger, détourner le contenu de l'œuvre d’origine, et sont généralement partagées gratuitement et lues en ligne sur des sites spécialisés comme Ao3 ou Tumblr. Elles peuvent être rédigées dans toutes les langues, mais la majorité le sont en anglais.

Reader-insert (parfois appelé Self-insert) :

Fanfiction dont le personnage principal est ouvertement conçu pour que les lectrices puissent se projeter à sa place. Les reader-inserts sont souvent écrits à la troisième personne du singulier “you” ou avec une balise “y/n” pour “your name”. Dans cet article, on utilisera le terme de “Personnage-Reader” pour désigner ce “you” dans le reader-insert.

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Des fanzines à Ao3

Illustration : Fanart de Han Solo et Leia par Martynn, accompagnant la fanfiction parue dans Guardian

Les fanfictions ont depuis longtemps été l’occasion pour les autrices et lectrices d’explorer des scénarios divers et en particulier sexuels. On sait par exemple que dès la fin des années 1970, les fanfics sexy sur Star Trek ou Star Wars circulent parmi les fans. Une fanfiction publiée en 1981 dans le fanzine Guardian et mettant en scène Han Solo et princesse Leia en train de faire l’amour s'attirera même les foudres du département juridique de Lucasfilm. 

Aujourd’hui, nous sommes loin de l’époque des fanzines qu’on imprimait et s’échangeait sous le manteau. Depuis le milieu des années 2010, des millions de fanfictions sont écrites chaque année et publiées sur des sites spécialisés comme Tumblr, Wattpad, Fanfiction.net ou Ao3. Et parmi ces millions d’histoires, une part non négligeable contiennent des scénarios érotiques. Sur Ao3 par exemple, près de 20% des fanfictions Star Wars sont notées “E” pour “Explicit”, comprenez interdites au moins de 18 ans pour cause de contenu érotique. Ce sont des histoires d’amour et de sexe entre des personnages déjà existants - mais aussi des récits impliquant les lectrices, ces fameux reader-inserts


Les univers dans lesquels se déroulent ces reader-inserts font bien entendu partie des franchises les plus connues du moment : ainsi sur Ao3, les œuvres les plus populaires du genre sont le Marvel Cinematic Universe, My Hero Academia, Supernatural, ou encore Star Wars. Elles ont en commun d’avoir un grand nombre de personnages masculins considérés comme attirants par un public féminin et d’être construites avec une structure épisodique se déroulant parfois sur plusieurs années, impliquant des ellipses voire des univers parallèles, rendant relativement simple l’insertion d’un Personnage-Reader sans avoir besoin de trouver des astuces narratives trop complexes. Et puis qui n’a jamais rêvé de passer une nuit dans les bras du séduisant Captain America ? Ou bien être repérée - et plus si affinité - par le mystérieux Kylo Ren ?

Pink Sugar

Ao3 ou Archives Of Our Own est un site internet fondé en 2009 par l’association à but non-lucratif The Organization for Transformative Works. En réponse à une vague de censure des contenus queer et sexuels sur d’autres sites hébergeant des fanfictions, le but de Ao3 était d’offrir un espace de stockage et de consultation, gratuit et ouvert à toutes, une véritable bibliothèque d’Alexandrie pensée pour accueillir toutes les fanfics possibles et imaginables, sans restrictions de taille, de langues, de qualité littéraire ni même de contenu. Le site fonctionnant grâce aux dons des utilisatrices, il n’est pas dépendant de la bonne volonté d’annonceurs publicitaires, et peut donc se passer de l’habituelle censure des contenus sexuels et/ou violents que l’on retrouve sur bien des plateformes. Les œuvres sont soigneusement indexées par fandoms et selon des centaines de tags, et affichées par défaut selon leur date de publication. Il n’existe aucun algorithme de recommandation, aucune page d’accueil avec les posts les plus populaires, et c’est aux lectrices de faire leurs propres recherches pour trouver ce qu’elles souhaitent lire. Le board qui dirige Ao3 est élu par toutes les personnes qui font un don au site de 10$ ou plus, un véritable ovni dans le paysage internet !

Zoom :
le miracle Ao3

Le Female Gaze

Ce qui frappe avec les fanfictions, et ces reader-inserts en particulier, c’est leur aspect “reposant” pour les lectrices. Réconfortant même. Une des explications plausibles c’est que ces fictions sont créées sous le prisme du “female gaze”, du regard féminin. Le fait même qu’elles soient écrites (en écrasante majorité) par des femmes ou du moins des personnes qui ne soient pas des hommes cis, et soient destinées à un public également féminin, font que dans leurs thèmes, leurs points de vue, leur style, elles parlent et résonnent avec nos expériences de femmes et/ou de personnes queers. Qu’elles mettent en scène des violences sexistes ou le plaisir féminin, elles le font du point de vue des femmes, ce qui change assez drastiquement de la production médiatique mainstream - qui ne peut se passer que très rarement d’un regard ou d’une approbation masculine qui se retrouvera forcément le long de la lourde chaîne de production et de distribution.

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On pourrait y voir une contradiction. Car, si les œuvres mainstream desquelles les fanfictions sont dérivées sont forcément construites avec le male gaze, alors comment peuvent-elles prétendre y échapper ? Pourtant, on a envie de croire qu’elles y parviennent malgré tout. La réponse réside dans le fait que les autrices reprennent uniquement ce qui leur plaît le plus dans les œuvres mainstream, et recréent à partir de ces éléments une toute nouvelle culture, comme le détaille la chercheuse Abby Kirby dans son article “Examining Collaborative Fanfiction” (2022). Ainsi, il est fréquent que des œuvres pourtant très masculines se retrouvent avec un fandom féminin qui re-construit toute une mythologie autour de héros à la base pensés à travers le male gaze. 

 

Des brutes body-buildées se révèlent être des amants attentionnés et émotionnellement stables, parfois aussi bien envers les personnages-Reader qu’envers leurs compagnons masculins fictifs - alors que tout ce petit monde est solidement hétéros par défaut dans les œuvres de base. L’exemple qui me vient en tête est le film d’action assez sombre Triple Frontier, sorti en 2019 sur Netflix uniquement, qui met en scène un groupe de 5 militaires tentant de voler le butin d’un baron de la drogue sud-américain. Avec un tel pitch et une note très moyenne sur Imdb, difficile de s’imaginer que 5 ans plus tard, ce qui reste un direct-to-video un peu bourrin jouit d’un fandom féminin encore actif, avec plus de 1800 fanfictions référencées sur Ao3 et des milliers d’autres sur Tumblr. La faute à un casting constitué de beaux gosses et autres internet boyfriends que sont Oscar Isaac, Pedro Pascal (célébrité la plus citée sur Tumblr en 2021), Charlie Hunnam, Garrett Hedlund et Ben Affleck. 

 

Là où les blockbusters débordent de scènes d’action épiques et d’arcs narratifs aux enjeux démesurés, les fanfictions préfèrent bien souvent le quotidien et le domestique, l’anecdotique et la tranche de vie, d’autant plus dans le genre du reader-insert. Si je reprends l’exemple de Triple Frontier, là où le film original n’est qu’une seule longue scène d’action dans les jungles et montagnes hostiles de l’Amérique du Sud, les Reader-inserts qui en découlent se concentreront plutôt sur des moments totalement mondains comme un petit-déjeuner ou une soirée Netflix & Chill. Bien sûr, l’action est parfois au rendez-vous, mais dans tous les cas, ce sont les personnages, leurs réactions et leur psyché qui sont au cœur des textes. Y compris lorsque ces textes finissent en scènes de sexe passionnées.

 

De manière générale, ces écrits sont les lieux où les autrices comme les lectrices laissent s’exprimer leurs goûts, leurs désirs, leurs péchés mignons et autres petits plaisirs coupables de manière extrêmement personnelle, formant un aperçu passionnant de la manière dont ces femmes vivent leur sexualité et leurs fantasmes.  


Cet aperçu est d’autant plus précieux que les fantasmes mis en scène dans le porno mainstream ne semblent pas toujours faire l’unanimité auprès des jeunes femmes. Que ce soit la demi-douzaine de lecteurices que j’ai pu interroger pour cet article (voir encart ci-dessous) ou celles citées par des confrères, si elles ne sont pas hostiles au porno vidéo, leur préférence va souvent à d’autres formes de pornographie : le porn audio, les mangas yaoï (c’est à dire mettant en scène des relations amoureuses et/ou sexuelles entre hommes), les “fanarts rated R” (illustrations sexy réalisées par des fans) ou encore les romans érotiques - et bien sûr les fanfictions explicites.

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Une enquête auprès des lectrices

Pour enrichir cet article, j'ai réalisé une enquête qualitative auprès d’une demi-douzaine de lectrices réalisée en octobre 2022. Dans la suite de l’article, les citations de lectrices viennent toutes de cette enquête. Les prénoms ont été modifiés, mais les pronoms utilisés respectent le choix des interviewées.

Ceci est mon corps

L’une des caractéristiques des fanfics reader-insert, c’est que la description physique du Reader est généralement inexistante, ou du moins assez vague pour que le maximum de monde puisse s’y projeter. A l’opposé du porn mainstream qui met en scène par défaut des femmes cis valides, jeunes, blanches et minces, et relèguent à des catégories de recherche toutes les autres (généralement à coup de descriptifs pas toujours très flatteurs si ce n’est carrément racistes “Milf”, “Beurettes”, “BBW”...), les reader-inserts se veulent le plus inclusifs possibles. 

On ne retrouvera pas de descriptif pour la couleur de peau du personnage-Reader, ni de référence à la couleur de ses cheveux ou de ses yeux, tandis que le corps n’est presque jamais défini comme mince, ni défini tout court. L’âge du personnage-Reader est bien souvent laissé libre à interprétation, même si on devine généralement aux circonstances de vie du personnage-Reader qu’il oscille entre 20 et 40 ans, ce qui semble être l’âge le plus courant des autrices et lectrices de ce type de fanfiction. 

 

Quelques variations existent bien sûr, et répondent à des besoins de représentation précise des lectrices. Là où le porno mainstream catégorise les corps féminins pour mieux les offrir à un regard désirant masculin hétérosexuel, le reader-insert inverse la logique en offrant à ses consommatrices des occasions de se sentir représentées et désirées par les personnages masculins. Par exemple, même si cela est rare, il arrive que l’autrice d’une fanfic précise qu’elle a écrit le texte pour un personnage-Reader grosse, ou noire, ou trans, ou encore neurodivergente. Parfois ce sont les expériences de vie qui sont précisées comme le fait que le Reader soit une maman divorcée, ou une jeune adulte encore vierge.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’idée est d’offrir aux lectrices une expérience de leur point de vue, en prenant en compte certaines de leurs spécificités et l’impact que cela peut avoir dans le cadre d’une rencontre sensuelle. On est loin du système déshumanisant des sites porno qui classent les femmes dans des catégories en transformant leur identité en kink* à part entière. Dans les fanfics, les spécificités évoquées le sont pour permettre aux lectrices de mieux se projeter.

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*Kink : pratique ou préférence sexuelle considérée comme non conventionnelle

Même s’ils sont décrits en des termes vagues, les corps des personnages-Readers n’en sont pas moins dépourvus de détails propres aux corps féminins qui ne se retrouvent pas dans la page d’accueil des sites porno mainstream. 

 

Par exemple, les règles et leurs douleurs sont souvent présentes dans les fanfics, où un amant dévoué s’empresse généralement de les réduire à renfort d’orgasmes. L’équivalent pornographique n’existe tout simplement pas, même sur des sites dédiés aux femmes comme Bellesa (un des sites porno alternatifs les plus connus). Et dans les rares cas où les règles sont évoquées, c’est pour mettre en scène des pratiques pour le moins déconcertantes pour des personnes possédant un vagin : les tops vidéo pour ce mot-clé mettent régulièrement en scène des femmes s’extasiant d’être pénétrées par un tampon ou une coupe menstruelle…

Les Reader-inserts mentionnent aussi la présence de poils sur des corps que l’on voit partout ailleurs glabres, des spots de pub à la télé au top YouPorn. Les personnages-Reader sont aussi parfois enceintes, (le désir de) la grossesse et la maternité étant des thématiques que l’on retrouve dans les fanfics de manière assez fréquente. Il s’exprime entre autres à travers le tag “breeding kink”, littéralement le “désir de se reproduire” qui ressort dans près de 800 reader-inserts notés “Explicit” sur Ao3. A noter que ce n’est pas parce qu’une lectrice consomme ce genre de fanfic qu’elle souhaite automatiquement avoir des enfants bien entendu. Tout cela reste une histoire de fantasmes qui n’ont pas systématiquement vocation à être transposé dans la réalité. Si ce tag se retrouve aussi dans le porn mainstream, il est intéressant de retenir qu’ici il est vécu du point de vue de la personne (qui souhaite devenir) enceinte, et que l’attrait ne repose pas sur le désir suscité par un corps enceint ou le pouvoir de mettre quelqu’un enceinte, mais encore une fois sur la possibilité de se projeter pour les lectrices.

C’est la combinaison de ces tous ces éléments propres aux corps dits féminins, avec une description vague de l’apparence qui permet aux lectrices de se projeter. Cette possibilité de se projeter est d’ailleurs relevée par certaines lectrices comme l’attrait principal des Reader-Inserts. C’est le cas de Sarah, 32 ans, qui souligne à quel point ces écrits sont “immersifs” et “inclusifs” ou de Zoé, 27 ans, qui “aime pouvoir [se] projeter dans les self inserts, surtout quand ils sont vagues niveau description de l'insert”.

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Trouble dans le genre

Si comme le soulignent les chercheuses en littérature Effie Sapuridis et Maria K. Alberto, “la majorité des fanfics self-insert mettent en scène un personnage féminin dans une relation hétéro”, il serait réducteur de s’arrêter à cette constatation. 

 

Tout d’abord, la majorité de la communauté semble un minimum éduquée sur la notion de genre, dans le sens où plutôt que de considérer “par défaut” que le Reader est une femme, c’est quasi-systématiquement notifié au début de chaque texte, que ce soit sous la forme “fem!Reader”, “F!Reader” dans les titres et les tags, ou avec une petite note “Reader is a woman”. Si la précision est faite, c’est qu’il existe aussi la possibilité que le personnage-Reader soit sans genre particulier “gen!Reader” pour “generic/general”, ou soit ouvertement trans, non-binaire ou genderfluid. 

 

Cet éventail de possibilités parle en particulier aux personnes qui ne sont pas des femmes cis, comme Camille, 31 ans et non-binaire, qui explique qu’ielle aime “le fait que le personnage Y/N ne soit pas décrit physiquement. Tu peux donc imaginer ce que tu veux, que ça soit toi ou un personnage de ton choix.”

Oui, je le veux

Si la question du consentement pose beaucoup de problèmes dans le porn mainstream, à l’écran comme en coulisses (comme l’expliquait le journal Le Monde dans une longue enquête sur les nombreuses accusations de viols dans le milieu), elle est résolue de manière assez franche dans les fanfictions. Le consentement des personnages, et en particulier du personnage-Reader est globalement très présent. Avant et tout au long de l’acte. Loin des parodies baignant dans la culture du viol qui voudraient que l’échange de consentement avant un acte sexuel soit une formalité légale et froide, le consentement dans ce type de fanfictions fait partie intégrante de leur attrait.

Rappelons que les estimations de l'Organisation Mondiale de la Santé montrent qu’environ une femme sur trois a été victime de violence physique ou sexuelle au cours de sa vie. Les lectrices et autrices de fanfictions sont donc statistiquement nombreuses à avoir subi des violences, en particulier sexuelles. 

 

L’intégration du consentement explicite du personnage-Reader est donc un élément qui apparaît nécessaire, et qui permet aux lectrices de s’immerger sans crainte dans ces scènes de sexe fictives. Les lectrices relèvent d’ailleurs régulièrement et de manière positive le fait que les héros s'assurent du consentement du personnage-Reader dans les espaces de commentaires sur ces textes. 

 

Les stigmates des violences subies dans la vraie vie par les autrices et lectrices sont régulièrement mentionnées comme point de départ narratif pour certaines de ces fanfictions. Un exemple courant étant un personnage-Reader marquée par de précédentes expériences négatives (allant du manque de plaisir physique au viol en passant par de possibles douleurs ou traumas médicaux) qui se verra réconfortée par son héros favori qui saura la réconcilier avec la sexualité. Le héros masculin s'assurera bien sûr de son consentement continu. Et il arrivera à lui procurer du plaisir en prenant les précautions nécessaires avec beaucoup de patience et de douceur. Les variations autour de ce type de scénario ne sont pas rares, et montrent surtout que derrière la façade de la pulsion sexuelle à satisfaire, les lectrices cherchent aussi et surtout dans les fanfictions Reader-insert une forme de réconfort et de “care” (notion qui regroupe à la fois le fait de prendre soin et d’être attentif à, de se soucier de) qui leur est bien souvent refusée ou du moins difficile d’accès dans la vraie vie.

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Au-delà du missionnaire

Nous avons évoqué les corps des personnages, la notion de consentement, mais concrètement, que se passe-t-il dans ces fanfictions ? La réponse sera simple : absolument tout.

Du simple missionnaire aux pratiques les plus niche, l’éventail est vaste, loin du cliché qui fait des femmes de petites créatures pures et innocentes. Sexe oral, sex-toys, threesome, bondage, double pénétration…  il y en a pour tous les goûts et toutes les occasions. La représentation de cette richesse culmine durant le mois d’octobre et son célèbre “kinktober” : une liste de kinks (des pratiques, préférences ou situations sexuelles), un par jour très exactement. Les autrices sont encouragées par la communauté à publier tout au long du mois une courte fanfic centrée sur le kink du jour. Une sorte de calendrier de l’avent de la fanfic sexy. On y retrouve aussi bien des situations (type “la première fois”) que des pratiques (de l’asphyxie érotique à la sodomie) ou des suggestions plus vagues (comme “supplier” ou “jeu de rôle”). 

 

Impossible bien sûr d’en faire le tour dans cet article, mais c’est la grande diversité et comme le souligne Zoé “les contextes qui varient beaucoup”, qui semblent plaire. “On trouve absolument tous les kinks sur AO3, que demande le peuple ?” résume Camille, avant d'ajouter “je sais que j'y trouverai des tropes et des situations que je ne verrais pas ailleurs.”. 

 

Les chercheuses Effie Sapuridis et Maria K. Alberto tiennent tout de même à souligner que “en terme de fantasmes, la majorité des histoires mettent en scène des intérêts similaires : daddy kink*, fantasme de soumission, innocence kink* “. Des éléments qui font certes écho aux rôles de subordonnées ou de soumises généralement attribués aux femmes dans la fiction en général - et dans le porn en particulier - mais qui se voient tout de même revisités sous le prisme de l’expérience et du regard féminins. 

 

*Daddy kink : jeu de rôle qui consiste pour le partenaire masculin à adopter une attitude paternelle et/ou dominante et à se faire appeler “daddy” (papa en français)

*Innocence kink : jeu de rôle qui joue sur l’innocence et la virginité réelle ou prétendue d’un des partenaires

 

Et malgré des mot-clés parfois très crus, le point de vue féminin propre aux fanfics se rappelle finalement à nous, à travers des situations rares dans le porn mainstream mais fréquentes dans les fanfics : l’aftercare (le fait de prendre soin physiquement et psychologiquement de son partenaire après l’amour), le sexe pendant les règles ou la grossesse, une première fois douce et passionnée. Et globalement, des sentiments très forts entre les personnages, même - et d’autant plus - quand les pratiques sont jugées intenses ! La gratification immédiate n’est d’ailleurs pas toujours recherchée, comme en témoigne Lisa, 32 ans, pour sa qui ”[sa] préférence c’est HAUT LA MAIN le slow burn”, c’est à dire quand la romance met du temps à se concrétiser, ou bien Jade, 31 ans, qui adore “le enemies to lovers”, comprendre quand deux rivaux finissent par tomber amoureux.

Et le plaisir aussi

Il n’est d’ailleurs pas rare de retrouver dans les commentaires de ces fanfics, des lectrices qui expliquent découvrir leur attirance pour telle ou telle pratique, car elles n’avaient jusqu’ici pas encore eu accès à un point de vue féminin sur ces dernières. 

S’il y a bien un élément qui reste présent au cœur de tous ces textes, c’est le plaisir féminin. Il est également scruté de près par les caméras dans le porn mainstream, mais encore une fois, il est mis en scène d’un point de vue masculin et hétéro.

Dans les reader-inserts, on retrouve non seulement les manifestations extérieures du plaisir (les personnages-Readers sont invariablement trempées avant même que le héros les touche), mais également un focus sur les sensations intérieures. On y lit par exemple de longues descriptions parfois très imagées, à base de multiples métaphores aquatiques ou liées au feu. Même lors de pratiques considérées “à sens unique” comme la fellation, ce sont les sensations des personnages-Readers qui sont mises en avant.

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Le plaisir masculin est loin d’être ignoré dans les fanfictions, même celles avec des couples hétéros ! Le plaisir des héros a lui aussi droit au traitement du female gaze. Si dans le porn mainstream, ils sont tour à tour silencieux ou poussent des grognements rauques, là il s’agira plutôt d’évoquer leurs petits gémissements, leur souffle qui s’accélère, la voix qui se casse. Il serait illusoire de croire que les représentations masculines considérées comme attirantes dans les fanfics échappent complètement aux normes de beauté occidentales hégémoniques. Mais face aux bodybuildés rasés de près qui peuplent les tournages, les autrices préfèreront décrire les petits ventres, les poils sur les pectoraux ou les pattes d’oie aux coins de leurs yeux rieurs. 

 

Enfin, ça c’est quand on parle d’êtres humains, car les possibilités impliquent parfois des créatures fantastiques. Ce sont alors les canines bestiales, les tentacules habiles ou les écailles bien lisses qui sont au cœur des descriptions. La figure du monstre n’est absolument pas absente de ces fantasmes féminins. En dehors des univers alternatifs remplis de loups garous, des personnages monstrueux établis, comme Venom par exemple, sont relativement populaires. Son reader-insert le plus lu sur A03, A Different Type Of Hunger par HoneyGrunge, comptabilise des dizaines de milliers de vues. 


Si ces monstres sont grands, forts et capables de moult prouesses physiques, leur attrait tient aussi du fait qu’ils sont décrits comme étant conscients de leur taille et de leur force - et du danger qu’ils pourraient représenter. Ils feront très attention à ne pas blesser le personnage-Reader, à ne pas lui faire peur et à s’assurer de son consentement d’autant plus que ces monstres ont conscience du rapport de pouvoir en place. On sait à quel point les vrais hommes du quotidien peuvent être “des monstres” vis-à-vis des femmes sans se soucier des conséquences, alors quitte à être attirées par des “monstres”, autant que ces derniers le soient très littéralement et en aient bien conscience. Il s’avère parfois plus facile de se laisser aller à la rêverie érotique avec un partenaire ouvertement - et très littéralement - monstrueux qu’un nice guy qui pourrait se révéler abject.

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Du cul, oui mais pas que

Il suffit d’ouvrir n’importe quel site porno pour se rendre compte que les scénarios présentés vont généralement droit au but. Pas le temps pour les backstories et le scénario, le titre est à peu près le seul contexte qui nous sera donné. Les reader-inserts, eux, prennent le temps de nous donner un minimum de contexte. Même ceux taggés comme “PWP” pour "Porn Without Plot" (porno sans scénario) ou “Plot, What Plot?”(un scénario ? quel scénario ?). Et ce contexte fait partie tout autant que le sexe en lui-même du fantasme livré aux lectrices.

Un métier de rêve, des super pouvoirs, des amis présents, un univers magique, une jolie maison : les possibilités sont variées. Et lorsque le héros débarque dans l’histoire, il n’apporte pas que des nuits torrides, mais aussi une protection contre la violence des autres hommes, une stabilité financière, un réconfort émotionnel et un soutien inconditionnel. Les reader-inserts ne se privent pas d’aborder des thématiques très dures de manière réaliste comme les violences conjugales, le deuil (y compris les fausses couches), la pauvreté ou le burn-out. Écrire ou lire ce genre d’histoires devient une vraie catharsis pour faire face à des situations rencontrées dans sa vraie vie. 

 

“Sur Tumblr, je me souviens d'une période de fanfics où les autrices écrivaient sur des persos Marvel (Loki par exemple) qui réconfortaient le personnage après qu'elle ait fait un cauchemar.” explique une des lectrices que j’ai interrogées. “Là, on parle de situations très concrètes, qui peuvent nous arriver à toutes (le cauchemar), et c'est donc plus simple de se projeter”.

 

Bien sûr, cela s’exprime sous de multiples visages - de votre bully qui se révèle amoureux transi à un monstre en réalité prêt à vous libérer de votre ex toxique, en passant par le séduisant chef de la mafia locale qui sous couvert de kidnapping vous offre finalement une vie de luxe loin des tracas du quotidien. Avouez que si en plus des orgasmes en série, on vous promet que vous n’aurez plus à sortir les poubelles, avoir peur dans la rue ou payer votre loyer, il y a des chances pour que vous disiez oui. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Ce genre de fantasme “all inclusive” n’est pas nouveau. Vous allez me dire que les romans Harlequin de votre maman racontaient déjà ce genre d’histoire et vous n’aurez pas tort. C’est la chercheuse américaine Janice Radway qui l’expliquait déjà dans son article “Reading the Romance”... publié en 1984 ! Elle rappelle que si les lectrices de romance sont séduites par ces héros masculins protecteurs et compréhensifs c’est surtout parce que dans la vraie vie de la réalité véritable, ce sont principalement les femmes qui sont en charge du travail et du soutien émotionnel. Et qu’en retour, elles reçoivent rarement ce même soutien de leur partenaire masculin. 

Concernant la violence dont peuvent faire preuve les héros, elle semble séduire pour plusieurs raisons : certaines lectrices évoquent le power fantasy que représente le fait de contrôler ou du moins diriger vers des menaces extérieures la capacité de violence d’un homme dévoué. On parle alors du Mean Dog Privilege, c’est à dire quand le héros en question permet par sa simple présence d’éloigner les attentions indésirables tel un chien de garde. D’autres variations existent autour d’une figure masculine violente illustrées par des expressions comme Riding the Bull ou Taming the Beast, c’est à dire que le Personnage-reader est assez forte pour contenir ou apprivoiser le héros violent. 

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D’autres explications voudraient aussi que ces personnages masculins soient des avatars permettant aux femmes lectrices d’une part d’expliciter les conséquences de cette violence, et d’autre part de vivre par procuration une rage et une colère dont la société réprime habituellement l’expression.

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Une hypothèse entre autres partagée par l'autrice Elisabeth Wheatley dans un Tik Tok publié en 2023

D’ailleurs, comme le rappelle sa traductrice française Delphine Chedaleux, notre chercheuse américaine Janice Radway théorise que les livres à l’eau de rose “détournent la colère des femmes en répondant à des besoins qui, [comme le dit Radway], « formulés dans le monde réel, pourraient conduire à une réorganisation des relations hétérosexuelles »”, ainsi ils “dépolitisent les rapports de pouvoir entre hommes et femmes”. Si l’analyse de Radway me semble tout à fait compréhensible, et peut s’appliquer en partie à la lecture de fanfictions, on peut aussi argumenter que cette pratique, via le détournement du male gaze des oeuvres originales pour faire place aux désirs et aux points de vue des autrices et lectrices, a tout de même un certain pouvoir de subversion. Déjà parce qu’il permet à des jeunes femmes de formuler et de mettre des mots sur leurs besoins, sentimentaux comme sexuels, et ensuite car en retour, cette prise de conscience peut se retrouver de manière concrète dans la manière dont elles abordent les relations avec les hommes dans la vraie vie. Ainsi il n’est pas rare de croiser l’expression “fanfictions ruined me” dans le sens où la découverte via ces récits de la possibilité d’une masculinité qui serait réellement protectrice et au service de l’autre les incite à être plus exigeantes envers leurs (potentiels) partenaires - ce qui s’accompagne bien souvent de déceptions...

 

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Mais revenons à nos moutons fantasmés. Aujourd’hui on commence à bien connaître le concept de charge mentale, c’est à dire le fait pour les femmes de devoir penser à absolument tout dans le foyer - de la date d’anniversaire du petit dernier au rappel des vaccins du chat en passant par les repas de la semaine. La charge émotionnelle c’est la même chose, et dans le domaine qui nous intéresse, on parle même de charge sexuelle. Gérer la contraception, penser à la prévention des IST, faire passer le plaisir de son partenaire avant le sien, racheter le lubrifiant, trouver la lingerie qui fera plaisir à monsieur : la liste sans fin des tâches qui incombent la plupart du temps aux femmes disparaît comme par magie dans ces fanfictions. 

 

Les IST ? Le risque de tomber enceinte ? Pas de soucis, le héros proposera les capotes avec le sourire ou un implant futuriste permettra d’éviter tout ça. Les portes jarretelles hors de prix tout ça pour même pas profiter au lit ? Pas de ça par ici, votre crush vous préfère dans votre vieux jeans et c'est le roi du cuni. Bref, vous l’aurez compris, ce qui fait vraiment décoller les lectrices, ce n’est pas tant le sexe incroyable (même si bon, un peu quand même) que le fait d’être d’abord prise en charge émotionnellement et matériellement par un partenaire attentif. Le fantasme ultime. 

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D’ailleurs, contrairement à la majorité des vidéos du porno mainstream, les reader-inserts sont remplis d’amour et de sentiments. Passion d’un soir, retrouvaille avec un crush d’enfance, relation interdite ou même routine de petit couple marié : quand le désir sexuel est mis en scène, c’est avant tout l’expression de sentiments forts entre les protagonistes. Et ce qui fait brûler les culottes des lectrices.

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Dead dove: do not eat

Consensual Non Consent : des jeux de rôles entre des partenaires consentants impliquant la mise en scène de viols ou violences, parfois abrégé “CNC”

Pour autant, gardons nous bien de croire que tout n’est que pâquerettes et paillettes au pays des fanfictions. On l’a dit, les fantasmes sont parfois peuplés de monstres, de serial killers (vous ne voulez pas savoir à quel point les tueurs de Scream ou d’Halloween sont populaires), d’enlèvements, de Consensual Non Consent, voire de Non-Con tout court - comprendre viols et violences. Mais comment réconcilier la présence de contenu au potentiel de trigger très élevé au sein d’une communauté pourtant au courant de ces enjeux ?

La clé réside dans un système autogéré de tags et de notation très développé. Sur Ao3 par exemple, le système de rating permet de classer les fanfictions par tranches d’âges pour lesquelles elles sont appropriées (certes, rien n’empêche une mineure de mentir pour y accéder), de rajouter des warnings pour la présence de viols et d’utiliser quelques uns des milliers de tags permettant de spécifier le contenu, les pratiques, ou les émotions. 

Même sur Tumblr où aucun classement officiel n’existe, la communauté fait l’effort quasi-systématique de donner en préambule de tous textes des informations sur ce dernier, permettant aux lectrices de choisir d’en poursuivre la lecture ou non. Les posts s’accompagnent parfois de remarques des autrices sur les pratiques, rappelant que “telle pratique ne se déroule pas ainsi en vrai” ou “oubliez pas de vous protéger !”, une manière de rappeler la distance entre les fanfics et la réalité, tout en assurant une forme d’éducation à la sexualité auprès des lectrices. Ce dernier point n’est d’ailleurs pas à négliger tant le manque d’éducation à la sexualité reste un problème de santé publique bien présent. En France par exemple, l'Education Nationale est actuellement en procès depuis 2023 pour non respect de ses propres lois à ce sujet. Dans le monde anglo-saxon c’est la journaliste Anna Rose Iovine qui résume ainsi la situation pour le site Mashable dans un article paru en 2022 : “On ne nous apprend rien sur le sexe, et on nous dit d’avoir honte quand on en fait. Pas étonnant que le sexe soit si nul.”. 

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Ces petits mots informatifs ne constituent d’ailleurs pas la seule manière que les autrices ont de créer du lien avec leurs lectrices.

La communauté

“J’ai écrit ça d’une seule traite !”, “J’ai un peu honte mais j’espère que vous allez aimer”, “Je suis malade mais j’avais envie de finir cette fic quand même” : on retrouve souvent ce genre de petits messages au début des fanfics. Les autrices donnent ainsi un peu de contexte sur leur vie personnelle ou leur ressenti par rapport à leurs propres écrits. Une pratique qui n’a pas vraiment d’équivalent ni dans le monde littéraire commerciale, ni dans le monde du porn mainstream.

Il faut dire que la communauté formée par les lectrices et les autrices est très soudée, et que les frontières sont minces entre les deux rôles. Poreuses même. Sur un même Tumblr, il est fréquent qu’une personne poste ses propres fanfics, repost celles qu’elle a lues, et complète le tout par des commentaires détaillés sur ses passages favoris. Un véritable dialogue s’instaure entre les autrices et leurs lectrices, ces dernières suggérant des scènes ou des éléments qu’elles aimeraient lire, que les autrices mettent ensuite en mots. La création est collective, le brainstorming se fait en public. On est loin de l’image d’Epinal de l’auteur dans sa Tour d'Ivoire - une vision d’ailleurs assez masculine de la création artistique. 

 

Le monde des fanfics est au contraire collaboratif, et invite ainsi ses lectrices à exprimer leurs désirs de manière parfois très crue, à travers les commentaires faits aux autrices. Sachant que les unes comme les autres écrivent de manière anonyme ou sous pseudo, la liberté de ton est grande. La quasi non-mixité de ces espaces renforce d’ailleurs la sensation d’intimité et la possibilité pour la communauté de parler de sexualité sans avoir peur du jugement des autres, ou d’un possible harcèlement en ligne, ce qui arrive encore bien trop souvent lorsque des femmes évoquent librement leur sexualité sur d’autres plateformes comme Twitter/X ou Youtube.

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Couvrez ce sein

Le sujet des fanfictions est globalement assez ignoré - voire moqué - par le grand public. Les gros médias français ne le mentionnent qu’à de très rares occasions - lors de la sortie de la saga "50 Shades of Grey" par exemple, qui a commencé en tant que fanfiction de Twilight sur Wattpad, ou plus récemment lors du prix remporté par Ao3 aux prestigieux Hugo Awards. Même des médias à la cible plus jeune comme Konbini ou Brut n’en parlent pas ou très peu. Il faut se tourner du côté de la presse en ligne anglo-saxonne comme Vulture ou Mashable pour y trouver des articles qui évoquent les fanfictions de manière régulière et non racoleuse, même si plane toujours la suspicion d’une lecture réservée aux “anormaux” et aux freaks.

Les chercheuses en littérature Effie Sapuridis et Maria K. Alberto rappellent ainsi dans un article académique sur les Reader-inserts que “la fanfiction est encore souvent associée à de la mauvaise littérature, c'est-à-dire une littérature d’amateurs ou qui sort des règles”. En France, c’est l’autrice de romans Sophie Gliocas, qui a commencé sa carrière en écrivant des fanfictions avant de publier des romans pour la prestigieuse maison d’éditions Hachette, qui s’interroge dans un post instagram pourquoi “vouloir lire des histoires d’amour est ridiculisé à ce point ?”, avant de rajouter “et je ne parle même pas des scènes de cul”, pourtant un “sujet qui fascine l’Humanité” comme elle le rappelle. On peut compléter cette observation, avec l’avis de la journaliste Lucie Ronfaut, qui rappelle dans sa newsletter Règle30 pour Numerama que lorsque les pratiques érotiques en ligne des jeunes femmes sont évoquées c’est surtout pour être moquées, car, le “noeud du problème, [c’est qu’on] est gêné·es parce que des jeunes femmes parlent de cul sur internet.”.

Mais on se demande parfois si ce snobisme n’est pas une bénédiction cachée. Ces textes par et pour “les bonnes femmes” jugés indignes d’intérêt n’attirent ainsi pas l’attention de ceux qui pourraient être très prompts à lancer une vague de panique morale sur ces écrits pornographiques mettant en scène toutes sortes de fantasmes plus ou moins tabous. On imagine facilement les cris d’orfraie que les plus conservateurs pourraient pousser à l’idée que leurs femmes ou leurs filles produisent et consomment de telles œuvres. Il suffit de constater l’état actuel du débat sur le contenu des romans d’amour et leur succès. C’est d’ailleurs dans un podcast du magazine Slate dédié au sujet que la journaliste Rebecca Onyan déclare que “c'est un peu dégoûtant d'admettre en public que vous êtes le genre de personne qui apprécie que les scènes de sexe dans un livre soient assez fréquentes et créatives”. 

 

Les lectrices qui m’ont répondu confirment qu’elles restent discrètes et témoignent qu’elles parlent de fanfictions “très peu et uniquement à des ami-e-s très proches” ou “uniquement avec ma meilleure amie”. Malgré tout, on n’est plus tout à fait dans le stigma qui était attaché à la lecture des romans d’amour des années 1980 rapporté par Janice Radway dans “Reading the Romance”. Les lectrices d’alors évoquaient notamment leur culpabilité vis à vis du caractère érotique des récits, tandis que celles d’aujourd’hui semblent plus à l’aise avec le sujet. “Les fanfictions rated M c’est vraiment mon go to en matière d’évasion sexuelle” commente ainsi Lisa. “Quand je fais une bonne pioche de fanfic, ma lecture me soulagera, [...] j'aurais eu chaud, du désir et une satisfaction mentale”, explique aussi Camille. Le magazine en ligne Mashable titre ainsi en 2018 “Comment les fanfictions érotiques permettent aux femmes d’explorer leur sexualité sans honte”. 

Aujourd’hui, si elles restent donc discrètes, elles se sentent toutefois moins coupables. Le tabou auto-entretenu sur le contenu sexuel de ces lectures n’est donc plus vraiment d’actualité pour les lectrices contemporaines.

Échapper au capitalisme

La communauté semble même revendiquer cette petite rébellion que constitue la lecture - et l’écriture - de fanfictions. Les lectrices sont nombreuses à avouer qu’elles lisent sur leur temps de travail salarié ou domestique, une manière d’échapper à un quotidien harassant en s’octroyant un plaisir très personnel et égoïste. Un véritable luxe quand on n’est pas un riche homme cis dans notre société patriarcal et capitaliste. C’est d’ailleurs ce que soulignent les chercheuses Effie Sapuridis et Maria K. Alberto : “la décision même de lire et/ou d'écrire une fanfiction est aussi un choix [...] considéré comme indiscipliné et improductif à de multiples égards selon les normes du late-stage capitalism.”

La consommation de fanfictions érotiques s’inscrit aussi dans un contexte où le paysage médiatique mainstream devient de plus en plus puritain, comme les nombreux débats en ligne autour de la présence (ou plutôt de l’absence) de scènes d’amour dans le cinéma contemporain l’illustrent. Les espaces accueillant sans souci du contenu pronographique et a minima un discours positif autour du sexe - en dehors des sites porno traditionnels - se font également de plus en plus rares. Tumblr a par exemple banni tout contenu visuel pornographique depuis quelques années, et les app stores de Google et d’Apple contrôlent étroitement le contenu présent sur les applications qui y sont proposées. Les fandoms et les fanfictions n’y sont bien entendu pas immunisés, mais résistent grâce à la liberté totale offerte par le site indépendant Ao3. Et comme le souligne la journaliste Aja Romano pour le magazine Vox, “si quelqu'un peut répondre de manière créative aux attaques de plus en plus absurdes contre l'inventivité et l'imagination, c'est bien une armée de déviants passionnés qui ont été historiquement à l’avant-garde de l'étrange, du queer et du subversif. Ce sont des rebelles sexuels et des combattants pour la liberté littéraire".

Il faut dire que les questions de copyright évacuent toute possibilité de monétisation de cette activité - ou alors à la marge avec l’utilisation de cagnotte participative en ligne type Koffee pour les autrices par exemple, voire dans de très rares cas avec de l’auto-édition. L’économie de la fanfiction est celle du don et de l’échange, un microcosme en dehors des règles capitalistes habituelles, bien aidée par des plateformes (quasi) sans algorithme comme Ao3 et dans une certaine mesure Tumblr où, pour le résumer grossièrement, l’ordre d’apparition est déterminé par la date de publication et non pas le nombre de likes. Il n’y a rien à gagner si ce n’est quelques commentaires sympathiques. Tout l’inverse d’autres plateformes participatives comme Youtube ou Instagram - et tout l’inverse du porn mainstream donc. 

 

La quasi-absence de transactions financières dans le milieu, qui repose sur un travail volontaire et “joyeux” comme le décrit la FAQ d’Ao3, en fait un espace relativement dénué de l’exploitation capitaliste omniprésente. “Je n’aime pas du tout les films [porno] car je ne peux pas en savoir l’origine ni si l’ensemble des parties est consentante.” explique Sarah, avide lectrice, “Je préfère consommer des fanfics car je sais la provenance”. En tant que lectrices, savoir que la fiction que l’on lit a été produite de manière choisie et a priori sans souffrance est un des vrais plus des fanfics comparé à la production vidéo pornographique. “Quand je lis de la fanfic, c'est un texte écrit de façon désintéressée par une autrice, pour un public de fans, sans exploiter personne. La démarche est plus saine.” résume ainsi Camille. 

 

L’écriture et la consommation de fanfiction peuvent aussi être un moyen d’interagir avec un média de manière plus critique, et ainsi de contourner les intentions premières des producteurs dudit média. C’est par exemple le cas du fandom Call of Duty, franchise de jeu vidéo dont le contenu est régulièrement accusé d’être une propagande justifiant les pires comportements des armées occidentales (et américaine en particulier). L’utilisation par des femmes des personnages masculins du jeu comme supports de fantasmes érotiques, homo ou hétéro-sexuels, bien souvent sortis du contexte habituels du jeu, et accompagné d’un détournement des codes graphiques et textuels “officiels” de la franchise, peut être vu comme un moyen efficace de diluer totalement le message propagandiste initial. Les réactions masculines très vives face à l’appropriation par des femmes d’éléments médiatiques jugés comme leur appartenant par défaut montrent également qu’il peut y avoir un impact culturel non négligeable à ce type de détournement.

Conclusion

Aujourd’hui, alors que les fanfictions attirent un lectorat toujours plus vaste (Ao3 dépasse régulièrement les 2 milliards de vues mensuelles depuis 2021) de nouvelles pratiques se développent au rythme de l’évolution des fandoms et des technologies. Récemment, c’est la popularité soudaine de l’application Tik Tok qui fait émerger de nouvelles variations autour du reader-insert traditionnel. On peut y voir de courtes vidéos “point de vue” où des apprentis acteurs incarnent des personnages de fiction pour raconter une mini-scène impliquant le Personnage-Reader - ou plutôt le Personnage-Spectateur dans ce cas. D’autres utilisatrices proposent des successions de “slides” avec du texte correspondant à ce qui serait un court one-shot sur Ao3, détournant l’usage vidéo de l’app pour en faire l’équivalent d’une liseuse. Si le contenu érotique n’est habituellement pas autorisé sur l’application, les utilisatrices développent d’habiles moyens de censurer les mots clés pour contourner les règles de Tik Tok et des app stores. 

 

Les outils d’écriture basés sur l’intelligence artificielle sèment aussi leur lot de nouveautés et de problèmes. Les sites comme c.ai - un outil de chat qui permet de créer puis d’interagir avec un personnage dont les réponses sont générées par intelligence artificielle - sont particulièrement populaires chez les plus jeunes membres du fandom. Certaines y voient l’occasion d’être l’héroïne d’une histoire impliquant leur personnage favori parfaitement adaptée à leurs goûts, sans avoir à faire l’effort d’écrire une fanfiction ou de chercher une fanfic qui collerait à leurs envies. Malgré tout, la majorité de la communauté des autrices de fanfiction accueillent ces outils avec appréhension. 

 

En plus des critiques justifiées à propos de l’aspect écologique et de l’exploitation de travailleurs pauvres à l’autre bout du globe pour assurer le SAV de ces outils, le monde de la fanfiction est impacté de manière très précise par l’explosion de l’intelligence artificielle. Dans un long article pour Wired, lea journaliste Rose Eveleth revient sur les éléments laissant à penser que le modèle GPT-3 de l’entreprise OpenAI, sur lequel est basé l’outil d’aide à l’écriture Sudowrite, a utilisé pour sa base de données des milliers de fanfictions, très probablement via des sites comme Ao3. Là où le bas blesse c’est que l’entreprise n’a ni demandé leurs avis aux autrices, ni cherché à les compenser pour l’exploitation de ces données. Comme le souligne Rose Eveleth, les fanfictions sont “postées publiquement, à but non commercial et sans être protégées par un copyright officiel”, ce qui en fait des “cibles (encore plus) faciles” pour les pilleurs de data. 

 

L’avenir de la production et de la consommation de la fanfiction semble au final se jouer à l’intersection de nombreux sujets plus que jamais au cœur de réflexions brûlantes mais nécessaires. S’y joue le rôle des artistes, la place de l’humain face à l’intelligence artificielle, le combat pour un internet libre, mais aussi notre rapport à la sexualité et au kink, la reconnaissance des productions artistiques des femmes et des minorités, ou encore l’hégémonie des représentations contrôlées par une industrie du divertissement que certains jugent de plus en plus puritaine.

 

Après tout, comme l’écrivait déjà le chercheur Henry Jenkins en 1988, “le fandom est un moyen pour les groupes marginalisés (les femmes, les jeunes, les homosexuels, etc.) de forcer la création d’un espace pour leurs propres préoccupations au sein des représentations dominantes ; c'est une façon de s'approprier les textes médiatiques et de les relire d'une manière qui sert des intérêts différents, une façon de transformer la culture de masse en une culture populaire". Alors la prochaine fois que vous ouvrirez Tumblr ou Ao3 pour lire ou publier une fanfiction, rappelez-vous que ce petit acte qui peut paraître anodin ne l’est en réalité pas tant que ça… 

​“Fandom' is a vehicle of marginalized subcultural groups (women, the young, gays, etc.) to pry open space for their cultural concerns within dominant representations; it is a way of appropriating media texts and rereading them in a way that serves different interests, a way of transforming mass culture into a popular culture"

 

“le fandom est un moyen pour les groupes marginalisés (les femmes, les jeunes, les homosexuels, etc.) de forcer la création d’un espace pour leurs propres préoccupations au sein des représentations dominantes ; c'est une façon de s'approprier les textes médiatiques et de les relire d'une manière qui sert des intérêts différents, une façon de transformer la culture de masse en une culture populaire"

Jenkins, Henry. “Star Trek Rerun, Reread, Rewritten: Fan Writing as Textual Poaching.”

Critical Studies in Mass Communication 5, no. 2 (1988): 85–107.

Il me reste à vous souhaiter un bon voyage dans le pays de la pornographie dont vous êtes les héroïnes,

et que vos tags préférés ne se tarissent jamais !

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À propos de l'autrice

Trentenaire passionnée par la culture pop depuis le début des années 2000, je suis avec curiosité l'évolution des fandoms. Je parle régulièrement de films et de séries télé dans de multiple podcasts (Outrider, Blockbusters, Star Wars en Direct...). Lectrice et autrice de fanfictions depuis des années, j'ai eu envie de me pencher sur la manière dont elles peuvent nous éclairer sur les sexualités féminines d'aujourd'hui.

Si vous avez des questions ou si vous souhaitez en discuter, n'hésitez pas à me contacter !

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